« Il faut savoir tourner la page »… Nous sommes nombreux à avoir entendu cette phrase après le décès de nos petits. De la part de parents, frères ou sœurs, parfois de proches.
Au début bien sûr ils nous ont entourés du mieux qu’ils pouvaient. Et puis au bout d’un moment le fait que notre peine perdure semblait, comme les gêner. Ils nous conseillaient alors de « passer à autre chose », ajoutant : « il faut savoir tourner la page ». Cela venait bien souvent de gens qui n’avaient jamais perdu d’enfant, qui ne savaient pas qu’un enfant n’est pas une page, pas de celle qui se tourne en tous cas quand l’enfant disparaît. Ou alors cela venait de ceux que la mort met tellement mal à l’aise.
Un enfant, c’est tout un projet. Déjà quand il était dans mon ventre c’est comme s’il était déjà dans notre famille. On préparait sa chambre. Il était déjà là, dans la maison, dans nos projets de vie. Comment tourner une page sur une histoire qui est déjà dans notre vie depuis bien avant sa naissance ?
Tourner la page c’est comme tout balayer d’un revers de la main. Comme si rien n’avait jamais existé, rien n’avait jamais été. Comme si tout pouvait s’effacer d’un coup d’un seul. Et redevenir comme avant.
Ce sont les autres qui voudraient tourner la page pour nous. Cela les met mal à l’aise de nous voir pleurer. Cela les renvoie à leur difficulté d’appréhender la mort, leur impossibilité d’en parler. C’est tellement insupportable – au sens propre du terme – la mort d’un tout-petit. Cela leur semblerait tellement insupportable que cela puisse leur arriver qu’ils ne peuvent plus nous entendre parler de notre peine, nous voir pleurer. Ce sont eux qui veulent effacer d’un coup d’un seul cette menace que la mort peut un jour tous nous frapper, sans crier gare.
Eh bien non ! Il n’était pas question qu’ils me fassent tourner cette page à leur rythme à eux, comme s’il fallait vite vite se remettre, ne plus pleurer pour ne plus les gêner, ne plus leur rappeler par nos larmes que le pire nous est arrivé, que le pire peut frapper tout le monde.
Aujourd’hui, 26 ans après, je réalise qu’avec le temps, progressivement, un nouveau chapitre de notre vie s’est ouvert pour ces nouveaux parents que nous étions devenus. Des parents en deuil d’enfant. Nous avions tout d’un coup perdu notre insouciance. Mais nous avons acquis une autre sensibilité, une certaine bienveillance, une faculté d’écoute.
Alors, quand s’ouvre un chapitre c’est qu’on a tourné une page ? Sans doute, mais cela s’est fait progressivement, à notre rythme. Sans que rien ne soit définitif. Jamais. Tourner la page n’est pas oublier. Nos enfants, mêmes partis, sont bien là, quelque part au fond de nous.